Les évangélistes ne ménagent pas Pierre. Pierre, qui recevra de Jésus la charge de conduire le troupeau, le « prince » des apôtres, et premier évêque de Rome, est capable de faire gaffe sur gaffe. C’est très décomplexant. Pierre nous autorise à oser être chrétien à notre tour : si Pierre, le gaffeur, a été chargé de conduire l’Eglise par Jésus, nous pouvons bien prendre notre place dans la communauté paroissiale. Souvent, j’entends dire les personnes que j’appelle pour un service comme catéchiste, comme membre des équipes liturgiques ou d’accompagnement des familles en deuil, « je ne serai pas capable », « je suis trop imparfait ». Nous devrions alors relire cet évangile ou un passage qui met en scène Pierre. Regardons Pierre, sa foi bien imparfaite, ses réactions inadéquates. Et ne craignons plus de prendre nous aussi des responsabilités. Nul ne peut se prétendre parfait.
Tout gaffeur qu’il soit, Pierre donne l’occasion à l’Evangile de se manifester. Et Jésus va faire à Pierre une leçon de théologie en trois points que je retiens pour notre méditation.
Le premier point est le refus de la toute-puissance de la part de Jésus. Jésus vient d’exposer la Passion à venir, sa Pâques. Pierre refuse cette perspective, non pas sur le mode : nous allons résister, nous allons éviter que cela arrive ; mais au nom d’une théologie qui pose que Dieu ne permettra jamais que cela arrive « Dieu t’en préserve, Seigneur ! Cela n’arrivera jamais (v. 22) ». Il est intéressant d’observer que la réaction de Jésus est exactement la même qu’il a eu plus tôt, lors des tentations au désert. « Arrière de moi Satan ! » la même phrase qu’il avait dite au diable. Cela signifie que l’attitude de Pierre vaut bien celle du diable. Penser que Dieu puisse empêcher la suite de l’histoire est diabolique et satanique. Diabolique parce que cela nous sépare du réel ; satanique parce que cela accuse Dieu d’être autre chose que ce qu’il est.
Cette théologie de la toute-puissance divine est diabolique et satanique parce qu’elle ne peut que faire chuter ceux qui y adhèrent. Penser que Dieu peut empêcher un malheur d’arriver, qu’il peut faire pleuvoir sur les déserts, qu’il peut faire surgir des banquets pour les affamés, c’est non seulement irresponsable, mais criminel à l’égard de tous ceux qui sont victimes de ce genre de contre-vérité. Le Dieu qu’a prêché Jésus, n’a rien à voir avec un dieu qui serait capable de faire repousser les membres amputés, ni de permettre de récolter quand rien n’a été semé. Le Seigneur s’affirme dans les vicissitudes de la vie ordinaire comme ce qui donne un sens, même dans les contextes marqués par l’absurde.
Si le premier point concerne Dieu, le deuxième point nous concerne. « Si quelqu’un veut venir à ma suite, qu’il renonce à lui-même et qu’il porte sa croix et me suive (v. 24) ». Cela signifie que nous ne sommes pas la mesure de notre vie.
Renoncer à soi-même est bien autre chose que se renier. En tenant compte des versets précédents, il s’agit de renoncer à nos illusions, à notre théologie erronée. Il s’agit de se libérer des fausses idées, des fausses représentations et de la mauvaise image qu’on a de soi pour se découvrir en vérité. Jésus encourage à renoncer aux idées toutes faites, souvent fausses, aux stéréotypes du genre « le français est râleur », « le migrant est terroriste », « l’allemand ordonné », etc. La théologie de la grâce brise tous les stéréotypes. La théologie de la grâce affirme que notre identité échappe à ces visions partielles et réductrices. La grâce du baptême rappelle que nous tirons une part de notre identité de Dieu. Et puisque que Dieu échappe à nos définitions, nous-mêmes nous échappons à ce que l’on voudrait faire de nous. Le baptême dit notre capacité à échapper au conformisme ambiant, au diktat de la mode. Renoncer à soi-même, c’est abandonner la pensée unique.
Porter sa croix semble bien moins intéressant. Il faut dire que des théologiens en ont fait une justification de la souffrance, une invitation à se soumettre comme le Christ à la loi de la souffrance dite rédemptrice. Que de dégâts faits au nom de cette « souffrance qui sauverait ». Que de trajectoires humaines abîmées parce qu’il était conseillé de souffrir, de préférer les choix qui font mal, manière de se conformer aux souffrances du Christ.
Porter sa croix… mais même Jésus ne l’a pas portée, sa croix. C’est Simon de Cyrène qui s’en est chargé. Bien sûr que suivre Jésus peut comporter des risques. Mais il n’y a aucune pulsion suicidaire dans le propos de Jésus qui se réfère à bien autre chose que la croix sur laquelle il va être cloué. La croix, c’est la dernière lettre de l’alphabet hébreu, le Tw, qui s’écrit sous la forme d’une croix en forme de T. Cette marque, nous la trouvons dans le livre du prophète Ezéchiel 9,4. Elle est apposée sur le front de tous ceux qui contestent les abominations perpétrées dans la ville. Porter la croix, c’est comme au temps d’Ezéchiel protester contre ces types de société inhumaines que nous refusons. Porter la croix, comme on porte une croix de baptême, c’est dire notre identité, la communauté à laquelle nous disons appartenir. Porter sa croix, c’est un acte de foi. C’est reconnaître que nous ne tirons pas notre vie de nous-mêmes, mais que nous recevons notre vie et notre identité d’un autre, le Christ. Nous ne sommes pas la mesure de notre vie, la mesure de notre vie c’est le Christ.
Le troisième point consiste à se donner un véritable idéal de vie, « celui qui voudra sauver sa vie la perdra, mais celui qui la perdra à cause de moi la trouvera ».
Face aux difficultés, il n’est pas rare que nous cherchions à nous défendre en nous recroquevillant sur nous-même. La vie est, en soi, une difficulté. Notre finitude, la perspective de la mort, a de quoi nous effrayer. La peur de la mort peut provoquer des comportements paradoxaux. On se met à ne plus vouloir traverser la rue de peur d’être renversé. On ne mange plus que ce qu’on a soi-même produit. Je vous laisse compléter la liste des principes de précaution qui peut être infinie ; tellement infinie qu’il n’y a plus de temps pour vivre. Si nous passons notre vie à ne pas vouloir mourir, à ne rien vouloir perdre, pas même notre jeunesse, il n’y a aucun doute : nous nous abstiendrons de vivre. Nous serons déjà morts faute de nous être attaché à un idéal de vie.
En revanche, accepter notre finitude, en l’intégrant dans l’équation de notre vie, cela permet de faire quelque chose de ce qui nous reste à vivre. Accepter de perdre sa vie, c’est accepter de ne plus en faire sa chose personnelle. C’est accepter d’engager notre propre vie dans l’histoire universelle. C’est accepter que nous ne savons pas à l’avance ce qui va arriver. C’est la même dynamique que la parabole des talents. Si nous voulons être sûrs de conserver notre talent en l’état, il suffit de l’enterrer. En revanche, si nous investissons notre talent dans un projet, dans une aventure, dans une entreprise, il est aussi certain que notre talent, nous ne l’aurons plus, du moins tel qu’il était. Ce talent va se transformer, se métamorphoser. A la fin, sa valeur aura transformé son environnement. Perdre sa vie, c’est la risquer, c’est l’exposer, c’est en faire quelque chose, c’est la mettre en jeu, c’est se plonger dans la vie comme le baptisé était autrefois plongé dans l’eau. C’est en ressortir métamorphosé, changé de part en part. C’est accepter qu’on est plus soi en n’étant plus tout à fait soi. C’est accepter qu’une part de nous-mêmes doive mourir pour ressusciter, pour que nous nous épanouissions.
Amen